Mains posées sur la boule du gouvernail, yeux mauves en alerte sous les barres blanches des sourcils, Kwen naviguait avec adresse entre les crêtes à fleur d'eau des récifs bordant le rempart d'enceinte du monastère.

Tixu, nez écrasé sur la paroi de l'aquasphère, scrutait les grosses pierres de la tour d'angle pour déceler le repli qui abritait la bouche de l'escalier menant à la crypte. Il se souvenait avec précision de chaque détail de sa vision de la veille. Même si d'âpres relents de jalousie venaient encore lui grignoter les entrailles — d'autant plus que sa brève aventure avec la Selpidienne lui procurait une sournoise et tenace sensation de culpabilité —, il était fermement décidé à retirer Aphykit du cœur du monastère. Il ne se faisait plus aucune illusion sur les sentiments de la Syracusaine, mais il savait que s'il ne la tirait pas de là au plus vite, elle n'aurait aucune chance d'échapper aux redoutables griffes de l'armée impériale et au terrible sort qui l'attendait. Aphykit ne l'aimait pas, mais ce n'était pas une raison suffisante pour la laisser pourrir à petit feu sur une croix-de-feu kreuzienne. A défaut d'autre chose, elle resterait pour toujours celle qui lui avait fait don de l'antra.

La tâche la plus ardue de Tixu avait été de persuader le pêcheur selpidien du bien-fondé de cette expédition. Epouvanté à la perspective d'aider quelqu'un à pénétrer clandestinement dans le monastère de l'Ordre, Kwen Daël avait été saisi d'un long tremblement d'effroi. De plus, le porte-parole des recteurs avait prévenu que toute personne surprise hors de sa maison avant l'heure du magisant serait immédiatement mise à mort par les armées du nouvel empire, ce qui n'était pas fait pour arranger les choses. Mais Kwen Daël avait promis, un peu à la légère certes, d'accompagner son hôte et il ne pouvait revenir sur sa parole, sans quoi les Daël continueraient de passer pour des lâches et des menteurs pendant au moins sept mille générations !

Et maintenant, le pêcheur faisait des efforts surhumains pour surmonter sa peur, cette crainte superstitieuse, venue du fond des âges, de toute hiérarchie élevée au rang de mythe. Son visage était aussi blanc que sa chevelure de neige ceinte d'un bandeau noir. Un silence tendu régnait dans la bulle océane qui glissait avec légèreté sur la mer basse et étale. Comme son passager, Kwen Daël avait revêtu une combinaison et des cuissardes dont les couleurs jaune et rouge formaient des taches vives sur la coque transparente de l'embarcation.

« Là ! Arrêtez-vous ! dit soudain Tixu. Nous y sommes ! »

Docile, Kwen Daël coupa le moteur et enfonça la manette de l'ancre magnétique. L'aquasphère s'immobilisa au pied du rempart qui semblait les écraser de toute sa hauteur. Le sas latéral se déverrouilla et coulissa dans sa gaine. Une odeur d'iode et d'algues s'engouffra à l'intérieur de l'embarcation. Tixu saisit le grappin automatique, un petit bijou de technologie dont le pêcheur avait passé trois bonnes heures à lui expliquer le fonctionnement, et se faufila par l'écoutille. Avant de sortir, il se retourna et s'adressa au Selpidien :

« Attendez-moi ici, comme convenu ! »

Kwen Daël n'avait pas l'air très réjoui à la perspective de passer un long moment de solitude dans un endroit qu'il jugeait particulièrement exposé aux regards.

Grappin enroulé autour d'une épaule, Tixu agrippa l'arête supérieure d'un muret longeant tout le rempart et se hissa à la force des bras sur le sol pierreux et inégal d'une allée accessible seulement à marée basse et parsemée de flaques abandonnées par l'océan. Il contourna la tour d'angle, repéra le pan de mur en trompe-l'œil qui dissimulait le repli du rempart et chercha fébrilement des yeux l'ouverture à partir de laquelle l'escalier amorçait sa descente abrupte dans les soubassements du monastère. Il finit par la localiser, une trentaine de mètres au-dessus de sa tête. Elle surplombait le linéament verdâtre laissé par l'océan lors de ses visites à marée haute.

Il programma la tête de visée électronique du grappin comme le lui avait montré Kwen Daël. Le mince filin, muni d'une ventouse-air, se déroula en grésillant et en jetant des lueurs intermittentes tout au long de sa régulière ascension. La ventouse se fixa sur le bord inférieur de la crevasse murale et maintint le filin à la verticale. Tixu l'empoigna et donna trois coups de poignet pour déclencher la remontée mécanique. Le grappin le tracta lentement jusqu'à la fissure.

D'en haut, il n'apercevait plus l'océan, encore moins l'aquasphère, mais seulement la muraille ocre qui le cernait de toutes parts. L'ouverture était étroite, à un point tel qu'il éprouva les pires difficultés à se glisser à l'intérieur du rempart. Les bords tranchants des pierres le comprimaient comme un étau aux mâchoires puissantes et resserrées.

La veille, son esprit était passé beaucoup plus aisément que son corps !

Lorsqu'il parvint enfin à se dégager, il décrocha la ventouse-air et prit la précaution d'enterrer le grappin sous un monticule de petites pierres.

La lumière du jour éclairait parcimonieusement les premières marches de l'escalier rudimentaire dont l'échappée se transformait plus loin en une gueule noire et mystérieuse. Il extirpa une petite torchelase empruntée au pêcheur de la poche ventrale de sa combinaison et en promena le rayon de lumière blanche sur les parois grossièrement étayées, puis sur la roche. Il entama sa descente avec prudence, ce qui ne l'empêcha pas de trébucher à plusieurs reprises sur des marches branlantes et couvertes de mousse glissante. L'obscurité était opaque, beaucoup plus dense en tout cas que l'impression de clair-obscur que lui avait laissée sa vision. De grosses pierres obstruaient parfois le passage. Elles provenaient du mur de soutènement de la voûte, effondré par endroits. Il lui fallut alors les contourner ou même les escalader. Il s'écorcha les bras et les jambes sur les saillies acérées, se cogna la tête aux stalactites de la voûte qui ne tenait plus que par un miracle sans cesse renouvelé d'équilibre. Un silence étrange, irréel, planait sur ce boyau oublié. Le silence sépulcral d'une tombe renfermant un monde en décomposition.

Il entrevit soudain une lueur vacillante en contrebas. Elle jaillissait par à-coups d'un soupirail à demi défoncé dont la grille arrachée et tordue gisait au pied de l'escalier. Il y avait du monde à l'intérieur de la crypte. Tixu résolut de ne pas révéler sa présence.

Il éteignit la torchelase, s'allongea et rampa dans une boue collante et froide pour franchir le seuil du soupirail, prenant garde à ne pas s'empaler sur les saillies rouillées de la grille. A l'intérieur de la crypte, un curieux personnage que Tixu avait croisé dans sa vision de la veille s'agitait entre l'armoire renversée et les étagères murales. A la lueur d'une bulle-lumière fatiguée, il s'affairait à entasser livres-films et vidéholos au centre du caveau. Il poussait des grognements et des ricanements sinistres, comme un antique démon des enfers dont il possédait certaines caractéristiques physiques : visage grotesque, difforme, grimaçant, yeux dilatés de fureur et de folie, arcades sourcilières boursouflées... Les ailes déployées de son ample robe noire lui donnaient l'allure d'une chauve-souris géante et maladroite. Tixu, que les éclairs de démence dans le regard de l'homme incitaient à la prudence, s 'introduisit avec une lenteur circonspecte dans la pièce.

Mais l'homme sentit sa présence dans son dos. Il se retourna brusquement, brandit le poing et fondit sur l'Orangien à demi engagé au travers du soupirail.

« Qui êtes-vous, hein ? vitupéra-t-il.

Que voulez-vous ? Qui vous a permis d'entrer ici ? Hein ? Je suis le chevalier Nobeer O'An, médecin guérisseur de l'Ordre absourate. Et vous, nommez-vous ! »

Il claqua des doigts et dirigea la bulle sensitive sur l'Orangien. L'antra émergea subitement dans l'esprit de Tixu qui, galvanisé par la puissance qu'il dégageait, se redressa, se campa sur ses jambes et se tint prêt à riposter au vieil homme. Le déplacement de la bulle créait un jeu d'ombres mouvantes sur la voûte suintante. Elle effleurait de sa langue tremblotante les étagères à moitié vides, l'armoire de durai renversée, l'amas des livres-films et des vidéholos maculés de boue.

Sans même attendre la réponse de Tixu, le chevalier détourna inopinément son attention de lui et se lança dans un soliloque incohérent :

« Moi, Nobeer O'An, je ne laisserai rien...

Il ne faut laisser aucune trace ! Que jamais, jamais personne ne sache ni même ne se doute de ce qui s'est passé ici ! Personne, non, personne !

Car moi, Nobeer O'An, je le sais bien que le mahdi Seqoram nous a quittés depuis toutes ces années ! Je le sais bien qu'il a été assassiné par les quatre sages du collège et le bureau de Pureté ! Son squelette est quelque part dans un de ces caveaux ! Je l'ai vu ! Je l'ai vu ! Mais je n'ai rien dit, rien dit ! J'avais peur, moi, un chevalier ! Qui êtes-vous, hein ? Comment avez-vous eu connaissance de cette crypte, hein ? Nous allons tous mourir, comme est mort le mahdi Seqoram il y a de cela quarante-deux ans ! Les décideurs lui ont enfoncé une dague dans le cœur !

Enfin, pas eux. Un trapite qu'ils ont tué par la suite. Le mahdi Seqoram voulait régénérer l'enseignement, mais eux ne le voulaient pas ! Il n'y avait pas de place pour eux dans ce que prévoyait de faire le mahdi ! Ils seraient redevenus de simples chevaliers ! Ils ne le voulaient pas !

Ils l'ont tué ! Ils ont tué leur maître ! Le grand maître de l'Ordre absourate ! Que venez-vous faire ici, hein ?... Quarante-deux ans que les sages et Plays Hurtig jouent leur sinistre comédie... Moi, Nobeer O'An, lorsque j'étais jeune, j'ai vu le mahdi Seqoram. Il était malade et j'ai accompagné mon maître guérisseur, le chevalier Babadij, à son chevet... Le mahdi m'a souri et m'a dit à l'oreille : "Si je meurs maintenant, l'Ordre ne me survivra pas ! Je n'ai pas eu le temps de renouer avec le véritable enseignement. Mais si je meurs, sache qu'un autre homme attend dans l'univers la venue de nouveaux disciples pour entreprendre une autre œuvre. Si je meurs, jeune aspirant, ne reste pas ici, pars, cherche cet homme ! Si tu le cherches avec ton cœur, tu le trouveras où qu'il soit..." Le mahdi est mort quelque temps après et ses meurtriers ont pris sa place... Mais moi, Nobeer O'An, je ne suis pas parti, j'ai découvert la vérité et j'ai vécu pendant quarante-deux ans dans la peur des vigiles de Pureté ! Ils ont assassiné sans pitié tous ceux qui avaient eu le malheur d'en apprendre un peu trop sur leur compte ! Tout autour de cette crypte, les fondations sont remplies des squelettes de ceux qu'on expédiait soi-disant pour de lointaines et difficiles missions !

Pour la plus grande gloire de l'Ordre ! Le monastère repose désormais sur la mort et le mensonge ! Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ? Moi, Nobeer O'An, j'ai perdu ainsi mon meilleur ami... Un coup de couteau entre les omoplates... Les trapites étaient à la solde des décideurs... J'ai vu son cadavre... Connaissez-vous le chevalier Long-Shu Pae ? Il a eu beaucoup de chance d'avoir été exilé avant de découvrir la vérité, sinon il aurait fini comme les autres!... Et moi pendant quarante-deux ans, au lieu de suivre les conseils du mahdi, je suis resté à mijoter dans ma peur ! Je ne voulais pas partir de peur qu'on me soupçonne et qu'on me poursuive ! Peur !

A en chier dans ma bure ! Moi, Nobeer O'An ! Voilà ! Voilà à quoi a servi l'enseignement ! Abreuver la soif de pouvoir de certains !

Maintenir les autres dans leur merde ! Mais personne ne doit savoir...

Tout cela doit partir en fumée!... Poussière ! Tout retourne à la poussière ! Qui êtes-vous ?... Nobeer O'An, merde au cul!... »

Un rire démoniaque s'échappa de sa gorge. Il se mit derechef à amonceler tous les objets qui lui tombaient sous la main. Il ne s'intéressa plus à Tixu, lequel jugea inutile de chercher à le raisonner et s'éclipsa rapidement par les galeries souterraines. Ce fou avait probablement l'intention de mettre le feu aux archives de l'Ordre et l'Orangien devait agir vite s'il ne voulait pas que sa retraite fût complètement coupée. Il ralluma sa torchelase et pressa le pas. Il remonta les galeries et avala quatre à quatre les marches des escaliers intermédiaires qui montaient au bâtiment où il avait vu Aphykit alitée. Il déboucha sur une cour pavée et fermée, entre le chemin de ronde et une succession de toits en terrasse. Il n'y rencontra pas âme qui vive, seulement des mouettes jaunes et des fous à crête d'argent qui exploraient craintivement les recoins du monastère désert. Il s'était perdu. Il poussa un juron et tenta de battre le rappel de ses souvenirs.

Il embrassa du regard les constructions imbriquées les unes dans les autres. Une porte de bois massif, restée ouverte sur une façade grise, bâillait sur un corridor. Elle lui évoquait vaguement quelque chose. Il s'y engouffra et traversa une enfilade de salles basses et sombres où trônaient des cornues à parois d'air, des éprouvettes et une multitude d'instruments médicaux, où flottait une âcre odeur d'herbes macérées et de minéraux broyés. Le monastère vibrait de la résonance du vide, comme un gigantesque vaisseau fantôme. Tixu grimpa et dévala des escaliers entortillés, longea des couloirs, ouvrit des portes à la volée. Elles grinçaient sur leurs gonds et ne dévoilaient que des cellules grises et nues.

Il tâtonna ainsi pendant un bon moment. Puis il découvrit enfin la chambre de la jeune femme. La luminosité chaude qui baignait la petite pièce contrastait avec la clarté blafarde, froide et sale des autres cellules. Aphykit était toujours allongée sur le lit autosuspendu. Ses cheveux aux reflets d'or, épars sur l'oreiller, formaient un improbable soleil. Le cœur battant, il s'approcha d'elle. Il fut de nouveau subjugué par sa beauté. Ses yeux aux iris vert, bleu et or se posèrent sur lui avec indifférence. Son teint était d'une pâleur mortelle.

« Bonjour, murmura-t-il, alarmé par l'absence d'expression de son regard. Je suis venu vous chercher. Il y a du danger à rester ici... »

La tête de la jeune femme se tourna ostensiblement vers lui et ses lèvres remuèrent faiblement comme si elle voulait parler. Mais aucun son ne franchit le seuil de sa bouche.

« Je... je vais vous porter. Un ami nous attend de l'autre côté du mur d'enceinte... »

Il tira sur le drap. Une grossière chemise de toile bleue recouvrait le corps d'Aphykit des épaules jusqu'aux genoux. Il se pencha, passa ses bras autour de sa taille et commença à la soulever, quand, saisie d'un brusque sursaut d'énergie, elle regimba violemment, replia ses genoux sur sa poitrine et hurla :

« Non ! Non ! Filp!... »

Décontenancé par cet accès de violence, il recula d'un pas et hésita sur la conduite à suivre. Il décida de ne pas tenir compte des protestations d'Aphykit, dont était sans doute responsable le virus qui proliférait dans ses veines. Il étouffa également la flambée de jalousie qui lui dévorait les entrailles depuis qu'il l'avait entendue prononcer le nom de son rival. Il la saisit résolument par la taille — Dieu, que sa taille était fine ! —, esquiva tant bien que mal les coups d'ongles hystériques qu'elle lui décocha et la hissa sur ses épaules. Elle agita furieusement bras et jambes et frappa son ravisseur à l'aveuglette, mais malgré la grêle de coups qui s'abattait sur son torse, son dos et son visage il ne relâcha pas son étreinte.

Elle poussa un hurlement terrifiant qui lui déchira les tympans :

« Je ne veux pas ! Laissez-moi !

Filp ! Je veux voir Filp ! »

Son fardeau, difficile à maîtriser, ne simplifia pas la descente de Tixu, obligé de s'arrêter toutes les trois marches pour raffermir sa prise. Il faillit trébucher un nombre incalculable de fois. Dotée d'une vigueur surprenante en regard de son anémie apparente, elle se débrouillait pour libérer un pied, un bras, une main, essayait d'en griffer ou d'en frapper l'Orangien. Lui s'efforçait d'agripper ce pied, ce bras, cette main, de contrôler ces membres récalcitrants, désordonnés, qui lui échappaient sans cesse.

A force de ténacité, il parvint à descendre jusqu'aux premières galeries qui plongeaient dans le cœur des ténèbres. Comme il ne pouvait se servir de sa torchelase, il avançait au jugé, se basant sur les ultimes traînées falotes de clarté qui agonisaient sur les parois et les voûtes luisantes. Son pied buta contre une grosse pierre et il perdit l'équilibre. Ils tombèrent lourdement sur le sol de terre battue, entremêlés, enlacés. Elle enfonça sauvagement ses ongles dans la joue et le front de Tixu et lui arracha des lambeaux de peau. Des rigoles tièdes coulèrent sur son nez et son menton. Sous le coup de la douleur, il lâcha prise. Elle exploita aussitôt ce petit moment de confusion pour se relever et prendre la fuite. Elle n'alla pas loin : ses jambes n'eurent pas la force de la porter. Aussi soudainement qu'elle s'était rebellée, elle s'affaissa contre la paroi raboteuse de la galerie. Adossée à la roche, yeux vitreux, membres inertes, haletante, elle demeura assise, prostrée, vidée de toute énergie.

Cette fois, Tixu ne rencontra aucune résistance lorsqu'il la ceintura et la jucha sur ses épaules. Tâtonnant, trébuchant, il progressa dans d'étroits boyaux sinueux et coudés. Il se laissait guider par son instinct. Les bouches mystérieuses se multipliaient de manière apparemment désordonnée au fur et à mesure qu'il s'enfonçait dans les fondations. Il n'hésitait pas, il lui semblait que le murmure du silence le hélait. La tête et les bras d'Aphykit pendaient mollement sur son torse. Entre les différentes senteurs des herbes et des minéraux de guérison, il humait son odeur fleurie, la même qu'il avait respirée dans la cabine du déremat de Deux-Saisons. Il l'avait enfin retrouvée, il avait presque envie de pleurer.

Il sut qu'il approchait de la crypte aux intermittentes et faibles lueurs qui s'échappaient de la porte basse, arrondie et entrouverte. Il entendit également les éclats de voix du chevalier pris de folie, toujours en train de soliloquer. Les livres-films, les vidéholos et autres objets divers avaient été entassés au milieu de la crypte. Le chevalier s'affairait à les arroser d'un liquide rougeâtre. Il tournait autour du monticule comme s'il exécutait quelque rite antique et magique. La lumière chaotique de la bulle à l'agonie sculptait les reliefs tourmentés de son visage, ses traits taillés à la serpe. Il roulait des yeux exorbités, presque révulsés, sa bouche se tordait en un affreux rictus.

« Personne ne saura jamais ! Oh non, personne ! Même pas Nobeer O'An, même pas ce merde-au-cul ! Personne ne saura jamais... »

Sa besogne l'absorbait tellement qu'il ne semblait pas remarquer la présence de l'Orangien qui avançait calmement en direction du soupirail. Aphykit, enroulée autour de ses épaules, gémissait doucement. Tixu enjamba posément l'armoire renversée et gagna l'issue dérobée.

Il posa d'abord précautionneusement la jeune femme de l'autre côté de la paroi, au pied de l'escalier, puis s'introduisit à son tour dans le passage.

Le chevalier aliéné se rua brusquement sur lui en hurlant :

« Personne ! Personne ne doit savoir !

Personne ! »

Et ses doigts aussi puissants que des serres de rapace se refermèrent sur le cou de Tixu qui, malgré ses contorsions, ne parvint pas à se dégager de la terrible emprise. La rage destructrice du vieil homme décuplait sa vigueur. Tout en maintenant sa pression, il claqua des doigts de sa main libre pour amener la bulle-lumière au-dessus de l'amas de livres-films et de vidéholos. Tixu, à demi asphyxié, se retourna comme un chatigre sauvage et lança son poing en direction de son adversaire dont le sternum éclata sous le choc. Ses os craquèrent comme du bois mort, mais curieusement ses doigts accentuèrent leur pression. L'Orangien eut l'impression qu'ils allaient lui briser les vertèbres cervicales. La bulle explosa soudain, ses filaments incandescents dégringolèrent en pluie scintillante sur le monticule imprégné de liquide rouge. Instantanément, les crêtes dansantes de hautes flammes se dressèrent dans la crypte qu'une fumée noire, âcre, ensevelit.

« Personne ne saura jamais ! Tout va brûler ! Même ce qui ne brûle pas ! glapit le chevalier. Rien ne résistera à mon élixir de poussière ! Aucune trace ! Moi, Nobeer O'An, chevalier de guérison de l'Ordre... »

Il n'eut pas le temps d'en dire plus. Sa robe noire s'était enflammée. Le brasier ardent léchait les parois et la voûte du caveau. Tixu sentit sur son visage exsangue l'haleine brûlante du feu. Hurlant de douleur, crachant le sang, le vieil homme lâcha le cou de l'Orangien qui, sans prendre le temps de retrouver son souffle, se rua dans le soupirail, saisit Aphykit par les aisselles et la traîna sans ménagement sur les premières marches de l'escalier.

Sourcils et cils roussis, guidé par le rougeoiement intense des flammes lancées à sa poursuite, Tixu remonta aussi vite que possible en tirant la jeune femme. Les courants d'air rafraîchissaient l'atmosphère dont la température avait dangereusement grimpé. Il buta contre les grosses pierres qui obstruaient le passage. Des gouttes de sueur dévalaient dans ses yeux. Il s'arc-bouta contre la paroi rocheuse et parvint à glisser le corps d'Aphykit entre les interstices les plus larges, au prix de multiples et pénibles contorsions. Les premiers éboulements se produisirent en contrebas. Un fracas de tonnerre se répercuta de galerie en galerie. Tixu, craignant que l'escalier ne s'effondre à son tour, souleva Aphykit, la cala contre son torse et gravit les marches usées avec l'énergie du désespoir, sous les avalanches de cailloux et de terre.

Il discerna enfin le mince rai de lumière diurne provenant de l'ouverture sur le rempart. Sur le palier du haut le grappin était toujours à sa place, sous le petit tas de pierres. Il l'en dégagea fébrilement.

La muraille tout entière tremblait, gîtait, dans un grondement sourd et continu.

Aphykit était tellement mince qu'il n'eut aucun mal à la pousser entre les bords étroits de la fissure. En revanche, il était plus corpulent et il lui fallut du temps pour se dégager des pinces minérales et passer sur le surplomb. Il fixa la ventouse-air, arrima le filin autour de la taille de la jeune femme puis sous ses propres aisselles, la maintint contre lui et se lança dans le vide.

Le grappin, bien que surchargé (Tixu n'avait pas envisagé de se retrouver aussi pressé par le temps et avait initialement prévu deux allers-retours avec l'aide de Kwen Daël), entama sa descente automatique comme un fil tracé par une grande araignée. Des morceaux entiers de parapet tombaient du haut du rempart ébranlé et les frôlaient avant de s'abîmer sur l'allée dégagée par la marée basse. La carcasse tout entière du monastère tanguait, vibrait. L'effondrement des fondations avait rompu l'équilibre de la construction monumentale.

Au bout d'un moment qui parut interminable à Tixu, ils touchèrent les larges pavés de l'allée. Les chutes de pierres, de plus en plus denses, soulevaient un nuage épais de poussière ocre et rouille.

Il détacha le filin, prit Aphykit dans ses bras et contourna la tour d'angle.

Les remous générés par les tremblements des fondations du monastère et les éboulements continus des pierres ballottaient l'aquasphère de Kwen Daël. Les cheveux du pêcheur, terrorisé, se dressaient sur sa tête. Ce fut avec un indicible soulagement qu'il vit réapparaître son intenable passager. Il tira le levier de remontée de la bouée magnétique, appuya sur le champignon de démarrage du moteur et rapprocha le plus possible la bulle océane de l'allée. Tixu enfourna la tête et les épaules de la jeune femme dans le sas latéral. Le Selpidien la récupéra de l'autre côté de la coque transparente.

Dès que l'Orangien se fut à son tour introduit dans l'aquasphère, le pêcheur, refoulant sa curiosité maladive (les marques de strangulation sur le cou de Tixu et les griffures sur son front et sa joue l'intriguaient particulièrement), mit cap au large et s'éloigna rapidement de la zone de turbulence. Bien lui en prit : à peine furent-ils parvenus à une distance respectable du rempart que tout un pan de celui-ci s'effondra dans un bouillonnement d'écume et dans une brume de poussière et de gravats. On pouvait entrevoir par la blessure béante les toitures des bâtiments intérieurs, les dômes des salles, les donjons mineurs, les escaliers et les courettes étagées.

« Que les fées nous viennent en aide !

bredouilla Kwen Daël qui avait du mal à détacher son regard de la muraille éventrée. Et maintenant, que faisons-nous ? »

Allongée sur le plancher mobile, Aphykit geignait faiblement. Tixu se demanda combien de temps encore elle pourrait résister à l'implacable action du virus. Il ne disposait d'aucun remède.

« Allons sur l'île, répondit-il distraitement.

— L'île ? Quelle île ? demanda le pêcheur.

— Celle dont vous m'avez parlé... Vous vous souvenez ? le jour où vous m'avez recueilli. L'île des monagres. Quelque chose me dit que c'est là que nous devons aller...

— Mais c'est que... je ne sais pas où elle se trouve ! objecta Kwen Daël, abasourdi. Je ne sais même pas si elle existe !

— Eh bien, allons à l'endroit où vous m'avez secouru, proposa Tixu en haussant les épaules. Nous y trouverons peut-être un guide. »

Demander au pêcheur de retourner sur les lieux où il avait vu le monagre, c'était comme lui demander d'aller visiter les îles noires des agrès. Mais il ne lui fallut pas longtemps pour surmonter sa surprise et sa frayeur. Avec l'hôte étrange et sibyllin que les fées lui avaient envoyé, plus rien ne lui paraissait impossible désormais. Il mit donc le cap sur le grand large, non sans prier secrètement toutes les fées d'Albar de lui accorder leur soutien.

A l'heure du magisant, à cet instant précis où l'océan des Fées d'Albar achevait son jusant, des milliers de cadavres jonchaient le sable de la presqu'île. L'Ordre absourate n'était plus. Les mercenaires de Pritiv s'affairaient à réduire ses membres, à l'aide des poires à rayons momifiants, à l'état de poussière noire. Le chevalier Filp Asmussa gisait aux côtés de son parrain, le chevalier Choud Al Bah.

Pas un ne réchappa du massacre. Ni chevalier, ni guerrier, ni aspirant, quels que fussent son âge, son grade ou sa fonction. En revanche, les fouilles mentales et physiques qu'effectuèrent les Scaythes d'Hyponéros et les interliciers dans l'enceinte du monastère se révélèrent infructueuses. La fille du Syracusain Alexu demeura introuvable. On ne parvint pas à fournir d'explication plausible à cette disparition, pas plus qu'au gigantesque incendie qui avait ravagé les fondations du monastère et entraîné l'effondrement d'une partie de son rempart.

L'expert Harkot avait pris beaucoup de plaisir à détruire les cerveaux des gens de l'Ordre, les uns à la suite des autres, comme au préhistorique jeu d'enquilles II n'avait toutefois pas cessé de percevoir l'agaçante e : insaisissable présence, la poussière ennemie qui pouvait à tout moment se transformer en grain de sable. Un grain de sable susceptible d'enrayer la terrible machine qu'il s'apprêtait à mettre en route, lui, l'antenne majeure de la sixième étape du Plan.

Lorsque tous les cadavres furent anéantis, pellicule de poussière noire sur sable doré, des canons furent amenés en face du monastère. Leurs gueules rondes vomirent de monstrueux rayons verts étincelants auxquels il ne fallut pas plus de cinq heures pour réduire la totalité de la construction en cendres. La presqu'île de Houhatte ne fut plus qu'une étendue désolée, calcinée, qu'à partir de ce jour les Selpidiens surnommèrent tristement le « Tombeau absourate ».

 

CHAPITRE XXI

L'avènement du nouvel empire permit à notre très sainte Eglise de connaître un essor sans précédent dans sa longue histoire.

Chaque planète, chaque ville, chaque village, chaque rue posséda leur temple où le Verbe Vrai put enfin se faire entendre de ceux qui vivaient jusqu'alors dans l'ignorance des divines et parfaites lois énoncées par le Kreuz sur les dunes du grand désert d'Osgor. Grâce aux nombreux déremats mis à leur disposition, les cohortes de nos saints missionnaires se répandirent comme des colonnes de feu sur tous les mondes de l'univers connu. Pour ceux, impardonnables, dont les cœurs demeurèrent obstinément fermés à la vérité, les croix-de-feu furent dressées sur les places publiques. Les Scaythes inquisiteurs travaillèrent en étroite collaboration avec les cardinaux et les évêques des missions et combattirent l'hypocrisie, la fausse dévotion, l'apostasie et la rébellion intérieure.

Les résidus des vieilles superstitions disparurent peu à peu, les officiants maudits de ces pratiques d'abomination furent suppliciés afin de montrer aux peuples quel sort attendait ceux qui s'abandonnaient à l'hérésie. Les lieux de ces cultes païens furent impitoyablement détruits, quelle que fût leur valeur architecturale ou artistique. Le muffi Barrofill le Vingt-quatrième, dont la commission étudie aujourd'hui l'éventuelle canonisation, était fermement décidé à extirper de chaque recoin du nouvel empire tout germe de déviation ou de schisme. Les écoles de propagande sacrée se remplirent de novices zélés, provenant de tous les mondes, brûlant de ce feu ardent qu'il nous plaît tant d'observer chez les jeunes gens. Et le nom divin du Kreuz retentit comme une immense clameur fervente d'une extrémité à l'autre de l'univers.

Cependant, il advint que le grand connétable Pamynx, auquel nous sommes redevables de tant de choses, décida de se retirer de ce monde. Le grand sénéchal Harkot lui succéda et, sous sa redoutable autorité, commença une nouvelle ère qui restera dans nos mémoires comme la période florissante de la « Terreur des Experts ».

Quant à moi, en ce temps-là, je croupissais dans un obscur cachot du palais inquisitorial de Duptinat, l'ancienne Ronde Maison des Wortling, sur la planète Marquinat. Mon esprit rebelle refusait alors de s'ouvrir à la Vraie Foi. Je ne pensais qu'au corps torturé de dame Armina Wortling, la grande pécheresse. J'avoue aujourd'hui que ce corps avait nourri mes sordides fantasmes d'adolescent solitaire et que je ne me résolvais pas à l'oublier. Mais les autorités ecclésiastiques firent preuve à mon égard d'une patience infinie : elles épargnèrent ma vie et laissèrent tout le temps à l'amour divin du Kreuz d'inonder mon âme et d'en bannir à jamais l'appétence de la chair...

 

Mémoires mentaux du cardinal Fracist Bogh, qui devint muffi de l'Eglise du Kreuz sous le nom de Barrofill le Vingt-cinquième.

 

01 - Les guerriers du silence
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